Réflexion sur le Pianoforte
et sur le retour aux instruments ancien

par Pierre BOUYER

 

 
 

Forme complète du mot français actuel “piano”, le mot “pianoforte” devrait être le terme correct pour désigner l'instrument que nous nommons piano, qu'il soit ancien ou actuel. D'ailleurs, en Italie, le mot de pianoforte ne désigne rien d'autre que le piano “alla francese”: un récital de pianoforte se donne sur un piano de concert récent. Il n'y a entre les deux mots pas plus de différences que, dans le langage actuel, entre une “auto” et une “automobile”…

Pourquoi alors tenir à ce retour au mot complet “pianoforte”? C'est que le nom de pianoforte contient en lui la nouveauté, la révolution et en quelque sorte la philosophie esthétique qui ont fait son succès: c'est l’instrument qui peut jouer “piano”, c’est à dire doucement, et “forte”, fort - en d’autres termes, c'est l'instrument qui peut varier la puissance du son par le toucher des doigts, ce que les clavecins, virginals et épinettes, ses prédécesseurs, ne pouvaient pas, la vitesse avec laquelle les becs portés par les sautereaux (eux mêmes posés sur le bout des touches) grattent les cordes n'ayant pas d'influence sur la puissance du son.

Une brève histoire du retour aux instruments anciens

Le Pianoforte de Johann Andréas Stein, Augsburg, vers 1780
Copie par Marc DUCORNET, facteur à Montreuil-sous-Bois
Collection de Pierre Bouyer

Le retour à l'utilisation d'instruments proches des conditions de création est encore assez discuté, surtout dans le cas du pianoforte. Pourtant, il s'inscrit avec évidence dans une Histoire de l'Interprétation, qui est une partie non négligeable de l'Histoire de la Musique.

Il faut d'abord bien se rendre compte que le fait de “consommer” des musiques du passé est une réalité assez récente. Jusqu'au XVIIIème siècle, compositeurs, interprètes et auditeurs vivaient exclusivement sur ce que nous appellerions “musique contemporaine”… Par exemple, c'est par hasard que Mozart a connu l'œuvre de Johann Sebastian Bach, qui, bien que mort depuis seulement trente ans, était totalement oublié.

Ce sont les romantiques, Mendelssohn, Liszt, Schumann, Saint Saens et d'autres qui ont commencé à repartir à l'assaut des continents musicaux du passé, ressortant de l'ombre Bach, Palestrina, Rameau, Haendel… Pour Johann Sebastian Bach, par exemple, ce furent d'abord les grandes œuvres orchestrales et chorales qui furent remises à jour, et interprétées comme de grands oratorios romantiques, avec les mêmes moyens, c'est à dire des chœurs et des orchestres cinq ou six fois plus nombreux que ce que Bach avait imaginé, et bien entendu les instruments du moment…. ce que les œuvres supportèrent d'ailleurs très bien!

Les quelques compositeurs retrouvés de la Renaissance furent également d'abord ressuscités par leurs grandes œuvres polyphoniques, que les romantiques traitaient comme leurs propres œuvres chorales. Liszt par exemple écrivit une “Messe Chorale” dans le style de Palestrina, d'ailleurs magnifique, mais qu'il a imaginé pour un grand chœur mixte “a cappella”, avec une technique de chant lyrique moderne, alors qu'on sait maintenant que Palestrina écrivait pour un petit groupe d'un seul chanteur par partie, éventuellement doublé par des instruments non portés sur la partition.

Premiers balbutiements

Les choses devinrent plus compliquées lorsqu'on commença à s'intéresser aux musiques du Moyen Age. Des programmes de la “Schola Cantorum” de Paris, au début du XXe siècle, présentent la première audition de la “Messe” de Guillaume de Machaut, ainsi que des chansons de trouvères et troubadours, avec des interprètes pianistes, violonistes, violoncellistes! On regrette de ne pas avoir d'enregistrement d'un tel concert, qui par ailleurs représentait un travail et une démarche admirables, emprunts d'une certaine naïveté…

Alors on commença à admettre la redécouverte des flûtes à bec, des cromornes, des vièles; puis du luth pour la Musique de la Renaissance. Il y avait des mariages entre ces instruments et les instruments modernes qui semblaient pouvoir convenir malgré tout (instruments à cordes frottées et pincées, cuivres); puis petit à petit, ces instruments furent remis en question pour en arriver à des ensembles de plus en plus cohérents sur un plan historique.

Autour de cette activité musicologique de redécouverte et de restitution des œuvres enfouies du passé médiéval et de la Renaissance (environ cinq siècles de musique, du XIIème au XVIème siècles, que les musicologues commençaient à bien connaître, mais dont les mélomanes n'avaient pratiquement aucune idée), de nouvelles activités devinrent nécessaires: des passionnés devinrent facteurs et luthiers spécialisés dans les instruments anciens, restaurant les collections des musées, alors ensevelies sous des couches de poussière, apprenant à copier ces instruments, lisant les documents, traités, chroniques s'y rapportant, etc….

Les premiers disques 33 tours vinyles des années 1950, (notamment sous le label allemand “Archiv Produktion”, qui avait l'ambition de couvrir tout le répertoire européen depuis le plain-chant jusqu'à la fin de l'ère baroque, avec un certain nombre de terrains de chasse très précisément définis), représentent bien cette période passionnante de recherche et défrichage interprétatif.

Le clavecin, histoire étrange d’une résurrection

La manière dont on réintroduisit l'usage du clavecin dans l'interprétation des œuvres anciennes est tout à fait intéressante, et devrait faire réfléchir actuellement ceux qui émettent des avis péremptoires, hostiles au retour aux pianofortes anciens, et sur lesquels nous reviendrons plus tard.

Dans les années 1920, une pianiste polonaise, Wanda Landowska, se prit de passion pour le clavecin, instrument que personne ne jouait plus depuis un siècle, le piano ayant pris toute la place réservée aux instruments à clavier. Elle fit construire par la Maison Pleyel des instruments qui reprenaient la technologie des sautereaux grattant les cordes, et de plusieurs plans de cordes avec des commandes permettant de varier les registrations.

Wanda Landowska eût sans doute l'intuition que le succès du clavecin ne passait pas forcément par la seule musique ancienne, bien qu'elle reste, même à nos oreilles actuelles, une formidable interprète de Bach, Haendel, Rameau, Couperin et Scarlatti. À la fois, elle encouragea ses amis compositeurs à écrire pour l'instrument, (c'est elle qui a suscité les remarquables concertos de Francis Poulenc et de Manuel de Falla), et d'autre part, elle fut d'accord avec la démarche de la Maison Pleyel, dont les techniciens ne s'inspirèrent que très peu des clavecins historiques, mais pensèrent qu'ils pouvaient, fiers de plus d'un siècle de facture pianistique, reprendre le principe du clavecin et y apporter des solutions modernes: structure métallique, jeux plus nombreux commandés par cinq à sept pédales et une lourde tringlerie, sautereaux lourds, en partie métalliques. Cet instrument hybride, aux possibilités de registrations pléthoriques pour la musique ancienne, manquait d'une chose pourtant essentielle pour un instrument de musique: la qualité et la puissance sonore.

Pourtant, de nombreuses maisons (Sperrhake, Lindholm, Neupert, etc.…) construisirent jusque dans les années 1980, des instruments plus ou moins inspirés de ces principes, et qui pouvaient faire illusion en enregistrement solo, mais montrèrent leurs limites, bien que de grands interprètes tels que Robert Veyron-Lacroix, Rafael Puyana ou Karl Richter les défendirent longtemps, dès qu'il s'agissait de jouer en public ou de marier l'instrument à d'autres.

Du clavecin “moderne” à l’actuelle “copie d’ancien”.

Dans les années 1960, certains clavecinistes tels que Gustav Leonhard, aux Pays-bas, ou Anthoine Geoffroy-Dechaume, en France, ne se satisfirent plus de cette situation, d’autant qu’ils représentaient l’avant garde de la recherche interprétative, lisant avec passion tous les anciens traités d’interprétation, collectionnant les boîtes à musique du passé qui étaient les seuls “enregistrements” venus des XVIIème et XVIIIème siècles, retrouvant des minutages d’œuvres connues données lors de fêtes dont l’organisation était très codifiée, apprenant à danser la gigue, la gavotte, le menuet et toutes les danses qui font l’essentiel des “Suites” baroques. Ainsi arrivèrent-ils à retrouver une grammaire du langage baroque, en matière de tempos (en général beaucoup plus rapides que la tradition “romantique”), d’ornementation, de jeu en notes irrégulières, d’improvisation, sur laquelle tout les musiciens gravitant autour de ces recherches finirent par s’accorder peu ou prou, malgré d’inévitables et résistantes chapelles.

Le toucher des clavecins modernes, entre autres, était inapte à l’exécution correcte d’une ornementation à la fois foisonnante et très subtile. Après être retourné aux sources en matière de solfège, il fallait retourner aux sources en matière de matériau sonore, c’est à dire regarder de près ce qu’était un clavecin en 1650, ou en 1750, en France, aux Pays bas ou en Italie, prendre des cotes, étudier les bois, les tensions, les résistances, retrouver les métaux de l’époque, etc…

Portés à la fois par la passion de la recherche, de la redécouverte, et aussi par un souffle “soixantehuitard” de retour aux sources et d’écologie plus ou moins raisonnés, de nombreux apprentis-artisans, souvent ex-musiciens, devinrent facteurs de clavecins, et certains d’une manière très sérieuse, avec de réelles connaissances en matière de bois (la chose la plus essentielle qui soit, dans ce domaine). Depuis trente à quarante ans, les très belles copies des meilleurs clavecins anciens sonnent sous les doigts des clavecinistes, en même temps que des originaux restaurés avec amour, et permettent de retrouver des sonorités graves, riches, puissantes, fruitées, d’une richesse en harmoniques sans aucune commune mesure avec les pianos ou clavecins modernes, et par ailleurs teintées de particularismes très évidents suivant les époques et les pays – et aussi par les saveurs retrouvées des multiples tempéraments (manières d’accorder en demi-tons inégaux) à l’ancienne.

Quel violon pour le clavecin “à l’ancienne” ?

Avant le retour au clavecin, on jouait les sonates de Bach pour violon et clavier, par exemple, un utilisant un piano et un violon, et pratiquement aucun musicien ne se posait de questions à ce sujet. Les modes de jeu étaient les mêmes que pour la musique romantique ; du côté des instruments à cordes on trouvera des souvenirs prestigieux de cette manière d’envisager les choses, dans les enregistrements de Pablo Casals au violoncelle ou de Sandor Vegh au violon, pour ne citer qu’eux.

Lorsque les clavecins modernes firent leur apparition, des violonistes curieux, tels que Yehudi Menuhin ou Arthur Grumiaux firent appel à certains de ces “nouveaux accompagnateurs”, ce qui produisit des objets discographiques étranges, où la prise de son permettait de compenser le déséquilibre évident entre des violons très (trop) sonores (pour des raisons évoquées ci-dessous), et des clavecins qui manquaient dramatiquement de corps.

En concert public, le mariage était pratiquement impossible, et la situation s’aggrava encore, pour d’autres raisons, lorsque les clavecinistes commencèrent à imposer leurs copies d’instruments anciens. Certes, l’équilibre sonore se trouvait amélioré grâce à la plus grande puissance des clavecins anciens, mais la densité de ceux-ci en harmoniques mettait en évidence la nudité du son actuel du violon, tourné vers la puissance beaucoup plus que vers la richesse harmonique (voir: l’article sur les instruments à cordes classiques dans “Les Instruments de la Compagnie du Pianoforte”).

D’autre part, le jeu extrêmement, et systématiquement vibré des violonistes romantiques se trouvait en porte à faux avec l’esthétique sonore, riche “de l’intérieur” ces clavecins. Or les mêmes traités qui avaient guidé les clavecinistes dans leur reconquête du style “baroque”, précisaient bien que le vibrato était d’un usage exceptionnel, et que le jeu “normal” des cordes était “non vibrato”. Mais retrouver ce jeu était quasiment impossible sur la forme moderne des violons, et nécessitait de retrouver les cordes en boyaux, moins fortement tendues et à la sonorité douce et chaude, la structure générale ancienne des instruments, qui avait été largement modifiée au XIXème siècle, et les archets plus courts et plus légers, aux performances différentes des archets modernes.

Des violonistes tels que Sigiswald Kuijcken ou Jaap Schröder menèrent à bien ces démarches, accompagnés de luthiers passionnés par cette redécouverte – dans un monde de la lutherie asséché par le mercantilisme et la recherche des collectionneurs et des placements financiers plutôt que du service de la musique.

Quel royaume sonore pour le “Roi Clavecin”?

À partir de cette démarche, c’est tout le paysage instrumental qui allait se transformer radicalement, en quelques années, au grand dam des tenants d’une tradition “romantique”. Ce qui était valable pour les violonistes l’était bien entendu également pour les altistes, pour les violoncellistes, et pour les contrebassistes ; par ailleurs le monde des violes (instruments à cordes frottées munis de frettes comme la guitare) se développa rapidement, avec la place prépondérante tenue par la viole de gambe, de préférence au violoncelle.

Les orchestres à cordes ainsi constitués laissaient, par leur plus grande transparence sonore, due à un jeu allégé, plus rythmique, et plus pur grâce à l’absence de vibrato, une place nouvelle à la basse continue dévolue au clavecin, et donc aux possibilités d’improvisation préconisées par les traités d’époque, mais qui paraissaient bien superflues dans le déséquilibre stérile donné par les instruments modernes.

Tout naturellement, les facteurs d’instruments à vent se penchèrent sur les mêmes sujets. Il y avait depuis longtemps une belle et importante facture de flûtes à bec, entretenue par l’importance pédagogique de cet instrument. Dans ces ateliers, on copia désormais les traversos (flûtes traversières en bois, pratiquement sans clés), les hautbois, les bassons ; en même temps, on revint aux cors et aux trompettes naturels.

Le mariage de tous ces instruments permit d’entendre de manière révolutionnaire les grandes pages orchestrales de Johann Sebastian Bach. Le premier enregistrement des “6 Concerts Brandebourgeois” par le “Concentus Musicus de Vienne” sous la direction du tout jeune Nikolhaus Harnoncourt, fut un scandale sans nom pour certains, qui n’avaient pas de traits trop cinglants d’ironie à propos de la justesse approximative de ces vents, et une incroyable bouffée d’air pur, d’oxygène et de vraie musique retrouvée pour d’autres – dont le signataire de ces lignes, qui avait alors une vingtaine d’années.

Les mêmes conceptions s’appliquèrent également au chant : apprentissage d’une expression non vibrée et du dosage du non vibrato au vibrato, le retour à des techniques anciennes, celles des contre ténors, des hautes-contre, l’usage des sopranos.

Ainsi sont nés tous les grands ensembles qui font encore de nos jours la joie des mélomanes amoureux du baroque : outre de “Concentus Musicus” de Nikolhaus Harnoncourt et Gustav Leonhard, “La Petite Bande” de Sigiswald Kuijcken, “The English Consort” de Trevor Pinnock, “The English Soloists” de John Eliott Gardiner, “The Academy of Ancient Music” de Christopher Hogwood, “Les Arts Florissants” de William Christie, “La Grande Ecurie et la Chapelle du Roy” de Jean Claude Malgoire, “Musica Antiqua” de Reinhardt Goebbel, et bien d’autres…

Après l’Ère de la Musique baroque

Très brutalement, les grands noms de la musique baroque, Johann Sebastian Bach, Georg Friedrich Haendel, Domenico Scarlatti, Antonio Vivaldi, Jean Philippe Rameau, s’éteignent dans l’espace d’une grande décade, entre 1750 et 1760. Un autre style, qu’on dira “galant”, puis “classique” (ce qui ne veut pas dire grand chose… !), qui abandonne les principes de la basse continue et s’oriente vers la plus grande liberté de la période romantique, naît alors, mais utilise dans son orchestre les mêmes instruments, qui évoluent lentement.

Par contre, on a vu que, rapidement, presque brutalement, même si les deux instruments ont coexisté quelques dizaines d’années, le pianoforte remplace le clavecin dans le cœur des compositeurs, sans espoir de retour (et d’ailleurs, le clavecin sera totalement oublié pendant plus d’un siècle). Mais, bien entendu, le problème du mariage du piano avec les cordes et les vents à l’ancienne est le même que celui décrit plus haut, entre le violon et le clavecin : un piano moderne est à la fois trop puissant, trop lourd, trop pauvre dans son spectre sonore, et trop agressif pour se marier avec ces instruments.

Seuls des pianofortes d’époque peuvent se fondre avec des cordes et des vents tels qu’ils étaient pratiqués vers 1780, ou vers 1800, ou vers 1830…. C’est même une des manières les plus évidentes de se persuader de l’intérêt du retour aux pianos anciens : les écouter reliés aux autres instruments, en trio, en quatuor, en quintette, en concerto, en accompagnement des lieder, dans un répertoire allant de Haydn et Mozart jusqu’à Schumann. En disques, les comparaisons sont édifiantes, et si surprenantes pour qui les découvre, qu’il devient vite difficile ensuite d’écouter la musique de chambre romantique ou les lieder avec instruments modernes. On peut toujours suspecter les miracles de l’enregistrement : une écoute en direct emportera votre conviction…

De la part des interprètes, le trajet commencé il y a presque un siècle avec la recherche des instruments médiévaux se poursuit, puisque des chefs tels que Philipp Herreweghe avec son “Orchestre des Champs Elysées”, ou John Eliot Gardiner avec son “Orchestre Romantique et Révolutionnaire”, s’attachent à recréer les perspectives sonores exactes de Brahms, de Bruckner, de Fauré ou de Debussy, et achèvent, en se rapprochant de notre époque, une sorte d’histoire de l’esthétique sonore.

Marteaux, échappements, genouillères & pédales

Ce contrôle direct, “en temps réel” comme on dit de nos jours, de l'intensité sonore par le toucher est devenu possible par l'invention de la technologie des marteaux, lancés contre les cordes par le mouvement des touches enfoncées par les doigts, et dont la vitesse est démultipliée par l'échappement, autre invention essentielle. Certes, il y a dans les clavecins des possibilités de jouer avec des puissances différentes, en faisant sonner ensemble un, deux, trois ou voire quatre plans de cordes différents, grâce à quelques commandes et à l'usage des deux claviers, mais cela nécessite une stratégie décidée à l'avance et s'applique forcément à toute une section d'une œuvre, tandis qu'avec le pianoforte, la réponse est immédiate et n'exige aucune préparation.

On peut même dire que la notion d'“échappement” caractérise réellement le nouveau pianoforte depuis les premiers essais de Cristofori en 1726, presque davantage que la présence des marteaux. Car un autre instrument, depuis longtemps, permettait ce contact direct du doigt avec la corde par l'intermédiaire de la touche enfoncée: il s'agit du “clavicorde”, instrument merveilleux, le seul avec lequel un joueur de clavier peut non seulement contrôler la puissance du son par la pression, mais aussi agir sur la hauteur (par exemple exercer une action de “vibrato” sur la corde, tout comme un violoniste, par l'intermédiaire de la touche). Mais l'absence d'échappement fait que les possibilités expressives du clavicorde s'accompagnent d'un handicap majeur: une puissance sonore tout à fait confidentielle, qui rend l'instrument inapte au concert ou à la réunion avec d'autres instruments: c'était un instrument intime, pour la confidence, pour la création, pour le voyage…

Marteaux et échappement permettent un autre dispositif qui fera partie du concept du pianoforte dès sa naissance: une commande (genouillère ou pédale) qui permet de libérer toutes les cordes des étouffoirs, (normalement, aussi bien dans le pianoforte que dans le clavecin, ceux-ci reposent sur les cordes tant que les touches n'actionnent pas les marteaux correspondant et empêchent une mise en vibration non souhaitée par l'instrumentiste). Il y a là, pour la première fois, une possibilité de créer du son qui ne soit pas précisément et totalement géré par les doigts.

Nouvelles technologies, nouvelles philosophies & perspectives d’avenir

Ces caractéristiques nouvelles correspondent à un “air du temps” philosophique, politique, littéraire et artistique nouveau. Le clavecin, et plus encore l'orgue, correspondent au monde très hiérarchisé de la monarchie absolue, pyramide orientée vers un sommet de droit divin dans laquelle chacun doit jouer sa partie à sa place. Au contraire, la nouvelle technologie du pianoforte, qui permet à chaque note d'épouser les “mouvements de l'âme”, correspond-elle à cette période pré-révolutionnaire, où éclot ce qu'on nomme le romantisme, et où les philosophes mettent l'homme au centre de la vie.

Egalement, la liberté de créer du son autrement que par les doigts, grâce à la genouillère ou pédale citée plus haut, induira très vite (d'abord chez Beethoven, extraordinaire précurseur) l'idée que la musique n'est pas forcément une ligne mélodique, un mouvement discursif, mais peut être aussi le déplacement, le choc ou l'évolution de masses sonores. On peut considérer que cette idée, qui fera les délices des compositeurs du XXe siècle, a eu besoin pour naître de cette nouvelle possibilité offerte par le pianoforte.

On voit donc que ce retour au terme complet de “pianoforte” n'est pas innocent, et c'est pourquoi les interprètes qui, comme Pierre Bouyer, se font une règle d'utiliser des instruments proches des conditions de création des œuvres, en utilisant soit des instruments historiques en bon état de conservation, soit des copies actuelles, ont repris ce terme. D'autant que le mot français “piano” est particulièrement malvenu: il pourrait faire croire que plus l'instrument s'est modernisé, plus il n'avait la possibilité de ne jouer qu'exclusivement “piano”, c'est à dire doucement!

Par contre, ce mot spécifique a le défaut de donner à penser qu'il y aurait deux instruments différents, alors qu'il s'agit du même instrument. Il n'y a pas le pianoforte d'abord, puis le piano “moderne”, il n'y a pas de point de rupture qui serait un passage du pianoforte au piano, il y a une continuité dans l'histoire de l'instrument, (qui peut aussi s'appeler “fortepiano”, “Hammerklavier”, “Hammerflügel”, etc…,) un peu comme si on appelait “automobiles” tout ce qui se situe après le fardier de Cugnot, et “autos” la production actuelle.

Découverte et défense du pianoforte en solo

Le Pianoforte de Jakob Bertsche, Vienne, vers 1810/1815
Collection de Pierre Bouyer

Après vous être convaincu de l’adéquation de ces pianofortes avec les instruments de leur époque, vous voudrez l’entendre de plus près, et vous l’écouterez en solo. Vous découvrirez, outre la sonorité très riche en harmoniques déjà évoquée, des timbres très différents suivant qu’on utilise le registre grave, le registre médium, ou le registre aigu. Manque d’homogénéité ? Vu selon la perspective du piano moderne, ou pourrait le penser… mais les compositeurs ont utilisé ces différences, et celui qu’il l’a fait avec le plus d’imagination, c’est Ludwig van Beethoven… malgré sa surdité !

Debussy prétendait que les dernières sonates de Beethoven (les plus élevées, les plus étonnantes) étaient mal écrites, parce qu’il y avait un grand vide entre la main droite et la main gauche, comme s’il manquait une troisième main centrale. La remarque n’est pas dénuée de fondements sur les pianos modernes, mais tombe d’elle même à l’écoute des mêmes œuvres jouées sur les instruments d’époque : on s’aperçoit que Beethoven a tout à fait prévu la place des résonances étonnantes de ces instruments, au centre des deux mains.

D’une manière générale, il faut être conscient qu’un compositeur, aussi bien dans les siècles passés que de nos jours, n’écrit ni d’une manière désincarnée (sauf lorsque, comme Bach, dans le cas de certaines œuvres sans indication d’instrument), ni pour un instrument virtuel qu’il imaginerait pour plus tard. Le matériau sonore existant est toujours consubstanciel avec la pensée et avec l’émotion : vouloir transférer pensée et émotion sans le matériau sonore qui les ont suscité est un exercice inutilement difficile.

Plusieurs contre-épreuves peuvent d’ailleurs venir à l’esprit ; j’en imaginerai deux…

… on a dit que le piano moderne avait perdu en richesse harmonique ce qu’il avait gagné en harmoniques (c’est d’ailleurs tout à fait logique). Les compositeurs ont, bien entendu, pallié à cet appauvrissement avec des partitions beaucoup plus chargées en notes. Imaginons qu’on joue une pièce impressionniste de Maurice Ravel, “Ondine”, par exemple, sur un pianoforte de l’époque de Beethoven : la richesse de l’écriture multipliée par la richesse harmonique provoquerait un grand fouillis sonore dans lequel l’auditeur ne percevrait plus quel était le dessein du compositeur. La sécheresse sonore avec laquelle on est habitué à entendre Mozart sur des pianos modernes est à la mesure exacte, dans le sens contraire, de ce fouillis…

… la technologie actuelle permettrait certainement d’imaginer des instruments électroniques pouvant recréer dans les moindres détails le son d’un grand piano de concert actuel. Cela aurait l’avantage de permettre à un pianiste de donner un récital “démocratisé” devant des salles… ou des stades de 10 000, 20 000, 50 000 places, et cela pourrait être tout à fait intéressant. Mais qui penserait que le rapport serait aussi intime avec l’instrument ? Alors que cette intimité existe pour le musicien de rock habitué à jouer sur ces instruments une musique adaptée, créée en symbiose avec lui…

Le pianoforte ? Non ! Les pianofortes !

Définitivement convaincu, vous partirez à la découverte des pianofortes. Car cet instrument n’est pas un : plus que d’autres, il est une histoire, un chemin, une évolution, rapide et fascinante.

À partir d’un principe imaginé dans le premier quart du XVIIIème siècle (dont nous n’avons pas de représentations sonores bien convaincantes), quelques dizaines d’années seront nécessaires pour que autour de Vienne d’une part, en Angleterre et en France d’autre part, une facture très brillante crée des instruments fortement différenciés.

Les instruments viennois de la fin du XVIIIème siècle représentent un âge d’or tellement abouti que Mozart, par exemple, n’exprimera aucun souhait de perfectionnement. Conçus sur des principes techniques assez largement différents, qui prévaudront finalement dans nos pianos modernes, les pianofortes anglais et français seront beaucoup plus en recherche, plus agressifs, plus brillants, moins aboutis mais plus évolutifs.

Le premier tiers du XIXème siècle verra les instruments grandir, accueillir de nombreux perfectionnements (pédales commandant diverses bandes de tissus ou d’autres matériaux s’insérant entre les marteaux et les cordes, pédales déplaçant toute la mécanique pour que la frappe ne se fasse plus que sur une seule corde, pédales libérant les étouffoirs “pédale forte” fractionnées suivant les registres, pédales commandant différents instruments à percussion, etc…).

La taille plus grande des instruments posera des problèmes de structure, progressivement résolus par des éléments de fonderie, en plus du bois. Mais le poids plus important, la tension plus grande des cordes se feront au détriment de la légèreté de la mécanique et de ses capacités de répétition : d’où l’invention du double échappement, et une mécanique de plus en plus sophistiquée.

À chacun de ces stades correspond une esthétique sonore, des caractères qui inspirent les compositeurs. Même en se rapprochant de notre période, ces caractères sont sensibles : jouer Debussy sur un piano de 1900 montre une adéquation sonore qu’on ne trouvera sur aucun piano actuel, aussi bon soit-il, et cela continue à participer de la démarche du pianofortiste.

Pierre BOUYER

 
 

Pour aller plus loin, les fiches descriptives de trois pianoforte emblématiques de la collection de Pierre Bouyer